« Mais si nous, qui sommes les rois de la nature, n’avons pas peur, qui alors aurait peur ? »
Clarice Lispector
This is really happening
Thom Yorke
What rough beast1*…*
La fin du monde est un sujet apparemment interminable – cela, du moins, jusqu’à ce qu’elle se matérialise. Le registre anthro-pologique recense une diversité de manières selon lesquelles les cultures humaines imaginent la désarticulation des cadres spatio-temporels de l’histoire. Certaines de ces conceptions semblent avoir trouvé un regain d’intérêt à partir des années 1990, lorsque s’est formé un consensus scientifique au sujet des transformations en cours du régime thermodynamique de la planète. Les matériaux et analyses sur les causes (anthropiques)
1.« And what rough beast, its hour come round at last, / Slouches towards Bethlehem to be born? » (« Et quelle bête brute, revenue l’heure, / Traîne la patte vers Bethléem, pour naître enfin ? ») sont les deux derniers vers du célèbre poème de William B. Yeats, « The Second Coming » (1919). Voir « L’Avènement », dans Anthologie bilingue de la poésie anglaise, Paris, La Pléiade, 2005.
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et les conséquences (catastrophiques) de la « crise » planétaire s’accumulent, mobilisant autant les consciences populaires sous influence des médias que la réflexion académique.
Au fur et à mesure que la gravité de la crise environnementale et civilisationelle actuelle se fait de plus en plus évidente 2, nous assistons à une nouvelle prolifération de variations autour de cette vieillissime idée, que nous appellerons ici – pour sim-plifier ce que cet essai entend compliquer un peu – « la fin du monde » : blockbusters du genre fantastique, docu-fictions de History Channel, livres de vulgarisation scientifique, jeux vidéos, blogs, journaux spécialisés, rapports et déclarations d’organisations mondiales, conférences sur le climat, sym-posiums de théologie, colloques de philosophie, manifestes politiques – une kyrielle de textes, contextes, véhicules, énon-ciateurs, publics. Tout ce flux dysphorique va à contre-courant de l’optimisme « humaniste » prédominant en Occident au cours des trois derniers siècles. Il annonce, s’il ne reflète pas déjà, quelque chose qui semblait exclu de l’horizon de l’histoire en tant qu’épopée de l’Esprit : la ruine de notre civilisation globale, précisément de par son hégémonie croissante ; une chute qui pourrait entraîner avec soi des portions considé-rables de la population humaine. D’abord, bien sûr, les masses misérables du Quart Monde ; mais c’est de la nature même du collapsus imminent de s’abattre sur tout le monde, d’une façon ou d’une autre. Voilà pourquoi ce n’est pas seulement la civilisation dominante, occidentale, chrétienne et capitaliste, mais toute l’espèce humaine, l’idée même d’espèce humaine, qui se retrouve interpellée par cette crise – même et surtout, ces nombreux collectifs (cultures, sociétés, peuples) qui ne sont pas à l’origine de ladite crise, sans parler des milliers d’autres lignages de vivants menacés de disparition, ou déjà disparus de la surface de la Terre, à cause des modifications environnementales dues aux activités « humaines 3 ».
Voir par exemple les troisième et quatrième rapports du Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC), disponibles sur www. ipcc.ch. La première partie du 5e rapport (produit par le Groupe de Travail I) a été rendue publique en septembre 2013.
Nous reviendrons sur la pertinence de ce concept d’espèce vers la fin du présent essai.
222 De l’univers clos au monde infini
Un tel désastre civilisationnel et démographique est parfois imaginé comme le résultat d’un méga-événement soudain et total, à savoir un cataclysme ou une conflagration planétaire. De façon plus réaliste, cependant, le désastre est aussi décrit (surtout si on suit l’évolution des scénarios proposés par les climatologues) comme une dégradation progressive, mais intense et inexorable, des conditions environnementales qui accompagnaient la vie humaine pendant l’Holocène. Des sèche-resses succédant à des ouragans, des famines à des épidémies, des génocides à des extinctions en masse, formant des circuits pervers de rétroalimentation qui pousseraient progressivement l’espèce, selon un processus de « violence lente », vers une existence physiquement et métaphysiquement dégradée – ce que Stengers a appelé « la barbarie qui vient », et qui, tout mène à croire, sera d’autant plus barbare que le système économique dominant (le capitalisme) poursuivra sa fuite en avant.
Les dystopies, enfin, prolifèrent et une certaine panique perplexe (péjorativement appelée « catastrophisme ») – quand ce n’est pas une certaine satisfaction macabre (plus récemment rationalisée sous le nom d’« accélérationisme ») –, semble planer sur l’esprit du temps. Le fameux « no future » du mou-vement punk recouvre sa valeur anticipatoire, tout comme on voit ré-émerger des inquiétudes antérieures, aux dimensions comparables à celles du présent, comme celles qu’a suscité la course nucléaire des années de guerre froide. Impossible de ne pas se souvenir de la sombre et succinte conclusion de Günther Anders, dans un texte capital sur la « métamorphose métaphysique » de l’humanité après Hiroshima et Nagasaki : « L’absence de futur a déjà commencé4. »
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Si la menace de crise climatique est moins pyrotechnique que celle des années de guerre froide (menace qui n’a pas cessée d’exister, soit dit en passant), son ontologie est plus com-plexe, tant en ce qui concerne ses connexions avec l’activité humaine, qu’en ce qui concerne sa chronotopie paradoxale 5. Son avènement a reçu un nom : « Anthropocène », une appe-lation proposée par Paul Crutzen et Eugene Stoermer pour désigner la nouvelle époque géologique qui aurait succédé à l’Holocène, et qui aurait démarré avec la révolution industrielle et se serait intensifiée après la Seconde Guerre mondiale. L’Anthropocène (ou tout autre nom que l’on veuille lui don-ner) est une « époque », mais il indique la fin de l’« épocalité » en tant que telle, en ce qui concerne notre espèce. Car il est certain que, s’il a commencé avec nous, il finira probablement sans nous. Il se peut que l’Anthropocène ne fera place à une autre époque géologique que bien après notre disparition de la surface de la Terre. Notre présent, c’est l’Anthropocène ; tel est notre temps. Mais ce temps présent s’avère être un présent « sans avenir », un présent passif porteur d’un karma géophysique que nous n’avons aucunement le pouvoir d’annuler – ce qui rend d’autant plus pressante et grave la nécessité de sa mitigation. « La Révolution est déjà survenue, (...) les événements auxquels nous avons à faire ne sont pas dans le futur, mais en grande partie dans le passé (...) quoi que l’on fasse, la menace restera parmi nous pour des siècles, voire des millénaires 6. »